Gagneurs dans l'âme
Éric Raffin
"Nous sommes prêts, oui et non. Nous avons des mauvais défauts acquis depuis de nombreuses années. Lorsque tu arrives à la lutte et qu'un coup de cravache permet à ton cheval d'aller un peu plus vite, tu as tendance à continuer. Nous allons avoir besoin d'un temps d'adaptation. Je ne suis pas certain que l'ensemble de mes collègues ait pris connaissance du nouveau règlement et des conséquences. Il ne faudra pas léser les parieurs également lorsque nous serons à la lutte pour les premières places. Je vais m'interdire de taper sur le flanc au trot monté, car je suis certain de prendre des sanctions à chaque course. Les entraîneurs devront équiper les chevaux froids à défaut de nos sollicitations. C'est une avancée pour le spectacle, à nous de nous adapter. J'essaye d'y penser et d'adapter ma façon de mener depuis quelques jours."
"Il ne faudra pas léser les parieurs également lorsque nous serons à la lutte pour les premières places." (Éric Raffin)
Alexandre Abrivard
"Je me sens prêt et, de toute façon, nous n'avons pas le choix. Il y a déjà eu des restrictions depuis quelques saisons et nous y sommes arrivés. J'essaye de ne pas être trop virulent et les seules amendes que j'ai prises cet hiver ont été dans les deux grandes épreuves du meeting où j'étais à la lutte pour les premières places. J'ai pris connaissance des gestes autorisés dans les deux spécialités. Je ne sais pas si l'ensemble de mes collègues a assimilé le nouveau règlement. Une chose importante est le fait qu'ils nous laissent le droit de solliciter nos chevaux sur le flanc au trot monté, surtout pour la nouvelle génération. La cravache permet de guider nos chevaux s'ils poussent, surtout en sortie de tournant. J'espère que nous aurons quelques semaines d'adaptation pour effectuer la transition."
Le sulky Yankee comme un allié
La nouvelle réglementation et sa mise en application le 1er avril coïncident avec l’avènement d’un outil de plus en plus répandu : le sulky dit de type américain. Dans notre dossier automnal sur le sujet, Éric Raffin expliquait déjà il y a six mois : "Regardez les drivers dans la phase finale, ils sollicitent différemment leur cheval, ne donnent pas ou peu de coups de cravache et le cheval termine souvent mieux ses parcours. Il agit comme une propulsion. J’ai l’impression que ce sulky libère le cheval et il lui permet d’utiliser plus ses postérieurs".
La sensation révélée par Éric Raffin dès le mois d’octobre dernier dans nos colonnes a fait son chemin comme le prouve le témoignage de Quentin Chauve-Laffay, visiblement convaincu : "Avec ce nouveau règlement, on ne pourra plus solliciter comme avant. Il faut donc trouver des alternatives. Or, selon moi, l’utilisation du sulky dit américain est la bonne alternative, car cela met tellement les chevaux de l’avant que nous n’avons pas besoin de les solliciter. Les chevaux se donnent vraiment à 100 %. De toute façon, quand tu les sollicites avec ce sulky, cela ne change rien. Autant ça va être compliqué avec les chevaux que l’on doit solliciter avec un sulky "normal", autant ils sont tellement propulsés avec le sulky américain que l’on n’a pas besoin de les solliciter. En tout cas, c’est mon ressenti après l’avoir utilisé".
Dans le cadre de sa rubrique hebdomadaire dans ParisTurf, Matthieu Abrivard considère cette mesure inutile, précisant : "il faut arrêter, nous prenons plus soin de nos chevaux que de nous-même" et de demander à ce qu'on "laisse un peu tranquille" les professionnels. Il ajoute : "S'il y en a un qui dérape, il doit être aligné, c'est normal. Mais il faut arrêter, ça va trop loin".
Êtes-vous prêt(s) ? par Pierre Vercruysse
"Personnellement oui ! Collectivement, je ne pense pas ! Mes collègues ont un planning très chargé avec les jours de courses successifs et une charge de travail importante. Beaucoup n'ont pas pris le temps de lire le règlement. Je leur conseille pourtant vivement de le faire rapidement car, dès le 1er avril, s'il est appliqué à la lettre, les sanctions sont très sévères et les erreurs ne seront plus permises. L'adaptation va être difficile, même s'il y a eu des progrès ces dernières années, car le règlement est strict. Pour des questions d'image au sujet du bien-être animal, il faut solliciter son cheval avec parcimonie et, lorsqu'il a donné son maximum, être en mesure de s'en rendre compte. Quant aux chevaux froids, ils devront sûrement courir avec plus d'artifices qu'avant et les entraîneurs et drivers devront s'y adapter. Les turfistes ? Ils aiment les luttes à l'arrivée c'est vrai, mais je pense qu'une information sera également importante et la bienvenue auprès de nos fidèles clients. L'information est impérative pour accompagner cette évolution. Tous les sports connaissent une évolution constante, à l'instar du foot, de la F1, dans le rugby, les sports de contacts et même encore récemment le football américain, sport que je connais bien. Il faut prendre cette nouvelle réglementation comme une évolution et une modernisation de notre sport. Peut-être que certaines personnes dérangées par les coups de cravache dans le passé effectueront leur retour sur nos hippodromes en voyant l'amélioration du spectacle proposé ! Ce serait le scénario idéal."
"Il faut prendre cette nouvelle réglementation comme une évolution et une modernisation de notre sport." (Pierre Vercruysse)
En Scandinavie, le sujet du bien-être du cheval est ultra présent dans les esprits du public, et l’utilisation de la cravache se retrouve en première ligne. Loin des émotions extrêmes des activistes ou des habitudes bien-ancrées des socio-pros, une étude indépendante scientifique réalisée en Suède, co-financée par le Swedish Trotting Association et l’Université Suédoise de Sciences Agricoles, a été publiée au mois de janvier 2025. Cette étude analyse l’effet de la cravache sur les performances des chevaux dans des courses de trot attelé et doit, à notre connaissance, être la seule du genre au monde. Nous vous proposons ici d'en connaître les grandes lignes.
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Le but
L’objectif des recherches était d’explorer :
● Si l’utilisation de la cravache a une influence sur la position à l’arrivée parmi les trois premiers.
● L’effet des coups de cravache sur les changements de vitesse dans la phase finale des courses de trot.
● Si les coups de cravache dans les courses de trot sont potentiellement conformes au principe d'entraînement du renforcement négatif.
La définition du renforcement négatif est la suivante : l'apparition d'un comportement est immédiatement suivie par le retrait d'un stimulus ou d'un événement désagréable, aversif, ce qui augmente la probabilité d'apparition du comportement. Autrement dit, si un cheval ralentit, il reçoit un coup de cravache, son comportement de ralentissement s’accentue.
La méthode
Les quatre chercheurs, tous basés à l’Université Suédoise de Sciences Agricoles, ont analysé les données de 16 épreuves de trot attelé disputées en Suède en 2018-2019 (l’utilisation de la cravache est désormais plus restreinte). Les courses ont été sélectionnées selon les 9 critères suivants pour éviter des comportements et résultats irréguliers :
1️⃣. Réservées aux standardbreds
2️⃣. Agés de 3 ans et plus
3️⃣. Chevaux aux gains entre 100.000 - 500. 000 SEK (10.000 - 50.000€ environ)
4️⃣. Départ avec autostart
5️⃣. Courses sur 2.140m.
6️⃣. Excluant des pistes avec open stretch
7️⃣. Uniquement courses trackées
8️⃣. Pistes légères
9️⃣. Courses faisant partie du pari V75
Les coups de cravache ont été comptabilisés et la vitesse du cheval calculé 3 secondes avant, au moment du coup de cravache et 3 secondes après. Le délai de trois secondes a été choisi car il s’agit du délai généralement accepté dans la filière hippique pour qu’un cheval réagisse à la cravache.
■ 800-400m. : 29
■ 400-200m : 56
■ 200-100m. : 93
■ Derniers 100m. : 90
Les chevaux observés ont reçu entre 0 et 16 coups. Cinq chevaux n’ayant reçu aucun coup de cravache ont terminé premier (2 chevaux), deuxième (2) et troisième (1). Celui qui a été frappé à 16 reprises a pris une deuxième place.
Les observations :
→ Un coup de cravache a tendance à être suivi d’une décélération.
→ Cet effet s’accentue quand le cheval s’approche de l’arrivée d’une course, d’autant que la plupart des coups de cravache sont donnés pendant les derniers 200m.
→ Ce constat confirme les conclusions d'une étude sur les courses de pur-sang réalisée par Evans et McGreevy (2011), selon laquelle la vitesse des chevaux dans la phase finale est en corrélation négative avec le nombre de coups de cravache.
Les auteurs de l'étude constatent : "Le nombre de coups ne présentait aucune corrélation avec la position finale des trois premiers chevaux de la course. La plupart des coups ont été portés entre 200 et 100m. de la ligne d'arrivée. Frapper un cheval fatigué ou incapable de répondre par une accélération est éthiquement très difficile à justifier. Lorsque les drivers continuent à frapper leurs chevaux, cela peut être basé sur la perception de leur position par rapport à celle des autres chevaux et à la ligne d'arrivée, plutôt que sur la vitesse réelle ou le changement de vitesse".
CONCLUSION
L'examen des séquences vidéo des 16 courses a révélé que le nombre de coups de cravache reçus ne variait pas entre les chevaux terminant dans les trois premières places et que les coups de cravache étaient le plus souvent suivis d'une décélération. Les observations indiquent également que les coups de cravache suivis d'une décélération peuvent constituer un exemple de renforcement négatif, en apprenant aux chevaux à ralentir.
À la lumière de ces conclusions, les coups de cravache visant à encourager les chevaux à courir plus vite en fin de course semblent inutiles et devraient être évités du point de vue du bien-être des chevaux.
La question de la formation
Si le changement des habitudes s'annonce crucial pour les professionnels aguerris, comment se construit l'avenir ? Quelles règles sont apprises dans le cadre de leur formation ? Pascal Launey, chef d'établissement de l'Académie de Graignes, nous explique : "L'Afasec est très vigilante au bien-être animal et à la formation de ses apprenants. Depuis quelques années déjà, l'utilisation de la cravache est interdite. Toutefois, les jeunes apprennent à monter ou driver en la portant, puisque cela fait partie de la réglementation des courses. En course école ou lors des épreuves du concours du MAF, l'utilisation de cette dernière est interdite et ceci est systématiquement rappelé. Un apprenant qui ferait un mauvais usage lors des séquences de formation se verrait mis à pied à l'écurie d'application (il resterait uniquement dans la cour, au travail à pied)."
Deux points de vue, deux ambiances
David Békaert : "Nous allons devoir nous adapter tout simplement. Dans certains pays européens, la cravache est déjà totalement interdite. J’ai l’impression que l’on va gentiment vers cela. J’ai vu que certains avaient commencé à courir sans cravache, c’est peut-être la solution pour ne pas être sanctionné à répétition. En Suède, les drivers se sont adaptés à ce règlement qui n’autorise que le mouvement du poignet. Il n’y a pas de raison que nous ne parvenions pas à faire la même chose. Cette interdiction peut peut-être faire du bien à l’image des courses."
Junior Guelpa : "Je n’utilisais pas souvent la cravache et je trouvais que l’on prenait des amendes souvent pour pas grand-chose. Elle n’est pas supprimée par le nouveau règlement, mais on n’aura pas le droit de s’en servir. Alors cela ne sert à rien de l’avoir. Depuis le début de l’année, je drive sans. Il faut croire que cela ne se passe pas si mal. Quand j’ai vu que j’arrivais à courir Eberton sans cravache et que je réussissais à le faire avancer, je me suis dit que ça irait pour tous les autres. Il faut faire différemment. J’entraînais déjà sans cravache, il faut leur apprendre autrement pour les faire avancer. Dès lors, les chevaux sont aussi habitués. Au moins en prenant cette décision, je règle le problème des amendes ou des suspensions que l’on prend bêtement parfois pour un coup de trop dans la ligne droite. Maintenant, personnellement, je ne pense pas que cela soit une bonne chose, parce que l’on a quand même besoin dans certains cas. J’aurais préféré peut-être qu’on la limite encore et que l’on sanctionne les gens qui ne font pas attention.
"C’est bien pour l’image mais comment vont réagir les parieurs quand ils verront que les drivers ne bougent pas et ne sollicitent pas leurs chevaux ?" (Junior Guelpa)
Ce n’est pas une évolution qui va dans le bon sens à mes yeux. C’est bien pour l’image mais comment vont réagir les parieurs quand ils verront que les drivers ne bougent pas et ne sollicitent pas leurs chevaux ? Est-ce qu’ils auront encore envie de parier sur les courses ? Idem pour les propriétaires. Pour moi, c’est un peu l’arbre qui cache la forêt, car on ne voit pas ce qui est fait à l’entraînement pour essayer de faire avancer plus vite les chevaux avec des artifices pas très agréables."
Qu'en pensent les propriétaires ?
Sollicité pour connaître le point de vue des propriétaires, le Syndicat National des Propriétaires de Trotteurs (SNPT) a répondu par la voix de sa Présidente Nancy Marandon : "Les membres du syndicat sont évidemment favorables aux réglementations qui renforcent la protection de leurs chevaux et à leur bien-être. Personnellement, j’entends bien que les professionnels demandent à conserver un équipement comme la cravache pour des questions de sécurité. Au sein du SNPT, nous sommes en faveur de l’évolution de la règlementation afin que les chevaux ne reçoivent plus de coups et que les drivers-jockeys sollicitent leur partenaire seulement par un mouvement du poignet. Pour l’image des courses, c’est primordial, surtout à notre époque où les lobbies autour du bien-être animal sont importants. C’est un sujet dont on parle depuis assez longtemps entre nous. Chacun aura sa manière de voir les choses et d'appréhender une situation qui le concernera personnellement. Mais on ne peut que constater les avancées sur ce sujet de l’utilisation de la cravache à travers le monde"
La position du SEDJ
Le Syndicat des Entraîneurs, Drivers et Jockeys de trot (SEDJ) est naturellement sensibilisé à cette évolution de l'utilisation de la cravache. "On a toujours défendu au sein du syndicat la défense de la cravache comme équipement complémentaire du driver-jockey. Cette nouvelle réglementation permet de conserver cet équipement, ce qui nous convient, se satisfait de ce point de vue Stéphane Meunier, le Président du syndicat. Vis-à-vis de l’image des courses et du bien-être animal mais aussi des propriétaires et des turfistes, on a toujours eu une position en faveur de réglementations durcies sur l’utilisation d’équipements qui peuvent nuire à l’intégrité d’un cheval."
Maintenant que cette nouvelle réglementation a été votée par le Comité de la SETF, le syndicat veut s'assurer de son application dans les faits à compter du 1er avril sur l'ensemble du territoire, quelle que soit la catégorie de l'hippodrome. "On se pose beaucoup de questions sur sa mise en place, confirme Stéphane Meunier. Nous avons des interrogations et attendons donc avec impatience la diffusion du tutoriel que la SETF a préparé. Sur le terrain, nous voulons être bien jugés. Tout le monde est conscient qu’il faut changer notre façon de solliciter les chevaux, ce que l’on voit déjà bien depuis quelque temps et qui se traduit dans les faits. Mais je sens comme une appréhension de la profession dans le sens où elle veut être bien jugée. Les professionnels ne sont pas contre les sanctions, mais ils veulent être bien jugés sur tous les hippodromes."
"Les professionnels ne sont pas contre les sanctions, mais ils veulent être bien jugés sur tous les hippodromes". (Stéphane Meunier)
Pour le Président du SEDJ, cette nouvelle réglementation doit aussi s’accompagner d’un travail sur le sujet des distances. "C’est bien beau de pointer du doigt les drivers et jockeys, mais il faut travailler sur cet aspect des très longues distances que nous pouvons connaître sur certains hippodromes, défend-il. Dans ma région (la Basse-Normandie), cela a été fait de manière à réduire certaines distances. Il faut que le programme s’adapte aussi à cette évolution."